Maïdan Inferno - Neda Nejdana
Spectacle de théâtre avec marionnettes
- Le spectacle est au répertoire permanent du Théâtre Académique de Drame et de Comédie de Dnipro (Ukraine) -
Texte : Neda Nejdana
Mise en scène : Clément Peretjatko
Scénographie : Julien Scholl
Musique : Andrew Karachun
Marionnettes : Clément Peretjatko, Vitaly Golub
Jeu : Équipe permanente du Théâtre Académique de Drame et de Comédie de Dnipro (4 personnes sur scène)
Langue : Ukrainien, avec surtitrage
Durée : 1h40
Synopsis :
« Le Maïdan est vivant, comme si c’était le rythme de mon coeur », déclare la jeune Ania tout en cherchant Oreste dans les hopitaux et centres de soins clandestins de Kyiv. Avec pour mot d’ordre « la liberté ou la mort », elle participe à la révolution de la dignité qui a rassemblée sur la place de l’indépendance à Kyiv jusqu’à un million de personnes provenant de toute l’Ukraine en 2013-2014.
Entrelacs de réalités et de formes d’écritures, relevant à la fois du théâtre d’agit-prop, du théâtre d’intervention, du théâtre témoignage, du reportage et du mystère du Moyen-Âge, Maïdan Inferno suit les destins croisés de révolutionnaires ukrainiens depuis l’intervention des forces armées para-militaires contre eux jusqu’à l’annexion de la Crimée et l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Création et tournée :
* 17 février 2022 : Théâtre Académique de Drame et de Comédie de Dnipro (Ukraine).
* 20 février 2022 : Maison des Ukrainiens à Kyiv - Musée de Maïdan (Ukraine).
* 24 aout 2022 : Théâtre Académique de Drame et de Comédie de Dnipro (Ukraine).
* 1er octobre 2022: Festival International de Théâtre de Iasi (Roumanie). Soutitré roumain.
* 22 février 2023 : Théâtre Académique de Drame et de Comédie de Dnipro (Ukraine).
* 22 juillet 2023 : Festival International de Théâtre de Prizren (Kosovo). Soutitré anglais et albanais.
* 23 aout 2023 : Théâtre Académique de Drame et de Comédie de Dnipro (Ukraine).
Ils parlent du spectacle :
Crédits :
Coproduction et acceuil en résidence : Théâtre Académique de Drame et de Comédie de Dnipro (Ukraine).
Soutiens : Centre Les Kourbas (Kyiv), Musée de Maïdan (Kyiv), Ville de Lyon dans le cadre de sa convention avec l'Institut Français de Paris.
Le texte français est publié aux éditions l’Espace d’un Instant, dans une traduction d’Estelle Delavennat.
Création française :
En septembre 2019, une version française du spectacle a été créée au IN du Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes de Charleville-Mézières, coproducteur du spectacle, avec le soutien de la Ville de Lyon dans le cadre de sa convtion avec l'Institut Français de Paris, de l'Institut Français / Ambassade de France en Ukraine, de l'Entrepont à Nice, de RAMDAM à St-Foy-Les-Lyon, de l'atelier Arketal à Cannes et du théâtre de Nouzonville.
Le vernissage de la pièce aux éditions l'Espace d'un Instant a été fait au Théâtre du Point du Jour (Lyon) en 2016 dans le cadre des artistes invités au festival Étranges Étrangers, dans une mise en espace de Clément Peretjatko.
Note d'intention :
La pièce repose sur trois niveaux d'écritures auxquels répondent la mise en scène et l'utilisation des marionnettes :
* Les intermèdes sont des passages dialogués entre sept personnages (Oreste l'alpiniste, Ania l'étudiante en littérature, le vigile Stepanytch, l'infirmière Zoïa, le séminariste Paphnuce, le musicien Lioub et la journaliste Margot). Ces intermèdes s'inscrivent dans la chronologie de la révolution et se situent sur la place Maïdan. Chaque personnage est incarné par une marionnette manipulée à vue par les acteurs.
* Les monologues, atemporels, se concentrent sur Ania et Oreste. Deux des acteurs incarnent les paroles et dédoublent les personnages. En contrepied aux intermèdes, la pensée a plus le temps de se déployer.
* Les réseaux sociaux, représentés sous la forme d’un choeur d’acteur, reflètent l'organisation du Maïdan sur internet (Twitter, Instagram, Facebook, Skype...). Ils sont pris en charge par les acteurs, de manière individuelle ou chorale.
Maïdan Inferno est l'histoire d'Ania que l'on peut considérer comme le personnage central. Jeune étudiante en littérature, elle éprouve avec Oreste son premier flirt sur la place. Mais dès la première scène, un prologue où se mêle discussion amoureuse et regard troublé sur l'Euromaïdan, les deux jeunes gens sont séparés sous les coups d'une intervention surprise et violente des Berkouts. Ania en réchappe blessée et meurtrie, mais comme un mythe d'Orphée à l'envers, elle part à la recherche d'Oreste dans les hôpitaux et centres de soins clandestins de Kyiv. Malgré le danger et l'insistance des autres euromaïdanistes pour qu'elle rentre chez elle, elle ne pourra pas se résoudre à quitter la révolution : « Le Maïdan est vivant, comme si c'était le rythme de mon coeur » déclare t'elle, sans que l'on puisse deviner si elle est encore vivante. « Je ne veux pas qu'on me tue, qu'on tue mes proches. Mais est-ce que ça me sauvera ? Est-ce que ça me prendra ma liberté ? Ou la vie ? Je ne sais pas, je veux juste me débarrasser de la peur. ». L'engagement d'Ania, qui traverse l'enfer du Maïdan, est une leçon de courage qui mène à la dernière réplique de la pièce, mot d'ordre emprunté à la révolution française pour laquelle l'Ukraine d'aujourd'hui a tant d’affection : « La liberté ou la mort ! ».
C'est au travers d'une série de monologues, véritable colonne vertébrale de la pièce, que les pensées d'Ania et d'Oreste se croisent. Si ces monologues reflètent dans un premier temps le traumatisme des violences : « Je ne pouvais pas ne pas retourner la chercher. Quand des gros balèzes surarmés frappent aussi violemment une jeune fille, ça fait froid dans le dos ! », ils laissent ensuite la place aux doutes et aux certitudes des deux jeunes personnes par rapport à l'Euromaïdan :
Oreste : « Je suis chez moi, parmi les miens. Maïdan est la nouvelle Sitch, l'automaïdan sa cavalerie, et les bâtiments ses forteresses. Chaque semaine se tient un conseil, où il n'y a pas de dirigeants permanents, et nous n'en avons pas besoin, car nous ne croyons pas au supertsar : nous sommes des cosaques libres d'esprit. ».
Ania : « J'ai lu l'Histoire et j'ai pleuré : combien ont été arrêtés, torturés, assassinés pour que cette terre reste ukrainienne ? Cent trente-quatre interdictions de notre langue en quatre siècles ! Si tu choisis le russe, est-ce que ça signifie que ces sacrifices ont été vains, et que les envahisseurs ont vaincu ?»
Oreste : « (…) se battre contre les autres, c'est plus facile que de faire un travail sur soi. Et maintenant, c'est la guerre : dans les esprits, dans les âmes, sur les écrans et dans les rues. Une guerre létale. Elle commence dans le cerveau avec les mots pour armes. »
Les réseaux sociaux s'inscrivent dans une réalité virtuelle. Il s'agit d'un espace très utilisé par les euromaïdanistes. Ainsi l'automaïdan rassemble des automobilistes qui se coordonnent sur skype pour bloquer des artères de Kyiv, évacuer des blessés, transporter des personnalités, etc... des conseils sur comment se comporter en cas d'arrestation sont prodigués sur les réseaux sociaux, de même, des individus suivent les webcams de la ville pour prévenir des mouvements paramilitaires (ce travail de veille se fait parfois depuis l'extérieur de l'Ukraine, de jour comme de nuit). Les réseaux sociaux sont également un espace de débat : on y trouve ainsi, entre plusieurs interrogations sur l'avenir européen de l'Ukraine, une citation de l'écrivain, poète et journaliste polonais Andrzej Stasiuk : « Elle (L'Europe) refuse de se rendre compte que les valeurs qu'elle reconnaît sont admises au-delà de ses limites nominales. Elle tremble de ce qu'il puisse en être ainsi, parce que cela signifie seulement des soucis pour elle. Elle se fait toute petite, se recroqueville, se cache derrière un rideau. Elle calcule follement les profits et les pertes. Elle meurt de peur pour ses produits. Pour sa tranquillité dégoûtante, sa prospérité obscène, sa complaisance abominable. L'hiver ukrainien 2014 est une catastrophe européenne. »
Les intermèdes ont la particularité d'avoir été écrit dans un second temps par l'auteure Neda Nejdana. On y retrouve les sept personnages de la pièce. Ce sont des temps d'échanges plus conventionnels entre révolutionnaires sur le maïdan. Les répliques sont courtes, la pensée se fait plus hésitante et les discussions portent sur la prise de l'hôtel de ville, le démantèlement de la statue de Lénine, les techniques d'affrontement avec les forces armées, les événements culturels du Maïdan, etc. Les discussions sont entrecoupées par les blagues du musicien Lioubomyr, par les mises en garde et les conseils paternalistes du vigile Stepanytch envers Ania, par les interventions de la journaliste Margot qui en viendra à se joindre aux manifestants à défaut de pouvoir couvrir objectivement les événements, par les jurons de l'infirmière Zoïa qui peste de ne pas pouvoir s'occuper décemment des blessés et qui a peur pour son jeune frère policier qui fait office de chair à canon pour protéger les Berkouts surentrainés, par les prédictions d'un prêtre encore séminariste qui appelle incessamment à la prière au beau milieu des affrontements.
Car si la religion, qui fût interdite par l'URSS, est aujourd'hui bien présente en Ukraine, c'est au cœur de l'enfer que nous plonge Maïdan Inferno. Un enfer dont, après en avoir fait l'expérience, nul ne réchappe. Lorsque Ania retrouve finalement Oreste dans un espace blanc semblable au purgatoire, la pureté tendre et naïve de la jeunesse a disparue :
Ania - Salut, Oreste. Bienvenue à la maison. Tu te souviens ?
Oreste - Bien sûr, Angelina... Mon premier ange...
Ania - Je ne suis plus vraiment un ange...
Oreste - Et c'est très bien. Ça veut dire que tu es en vie...
Avant de mourir d'un tir de sniper, le vigile Stepanytch aura le temps de se confesser de ne pas avoir protégé son fils mort en détention provisoire : « officiellement, il était mort d'une pneumonie, mais son corps était recouvert d'hématomes, peut-être qu'ils l'avaient battu à mort, qui sait... Faire un procès ? Ça n'aurait pas ramené mon fils... » « Dieu est miséricordieux, mais le péché est plus grand pour ceux qui ont calomnié et empoisonné ton enfant. » lui répond son confesseur.
Oreste résume cet enfer dans lequel plonge l'Ukraine : « Je me rappelle encore la phrase de Dante : « Les endroits les plus chauds de l'enfer sont destinés à ceux qui, en période de grave crise, sont restés neutres. » L'enfer... Ici pourtant, c'est le feu qui nous sauve. Tout en inversé, c'est le monde à l'envers. Mais c'est de froid et de solitude dont nous souffrons. »
Maïdan Inferno se compare ainsi au mystère du Moyen-Âge où l'on représentait l'enfer d'un côté et le paradis de l'autre sur la place centrale du village, le spectateur étant libre de passer de l'un à l'autre. Les intermèdes font références à la structure des représentations de la nativité que l'on jouait à cette époque dans toute l'Europe, d'abord dans les églises puis sur le parvis lorsque les scènes païennes (les intermèdes) devenaient trop insistantes et que la moralité de la représentation s'en trouvait affaibli. Ce sont d'ailleurs les prêtres ukrainiens qui, pour éduquer à la nativité, donnèrent naissance au théâtre de marionnettes traditionnelles en Ukraine, le Vertep, en 1654. Il se caractérise par sa forme itinérante et par un castelet portatif de deux étages où monde divin et terrestre se côtoient. Des formes de Vertep se sont d'ailleurs jouées sur le Maïdan, et par le recours à l'allégorie, la foule y a vu Poutine au travers d'Hérode, et la jeunesse ukrainienne au travers des enfants assassinés.
Les marionnettes du spectacle s'inspirent librement du Vertep, qui a cessé d'exister sous sa forme originelle à partir de la révolution de 1917, combattu par les communistes au profit de l'éducation et de la propagande, que porte le réalisme socialiste à partir de 1932. Les marionnettes de Maïdan Inferno ne cherchent pas à représenter et à caractériser chaque personnage de manière figurative, mais à laisser une ouverture pour permettre à tout un chacun de s'identifier aux valeurs spirituelles et esthétiques du Maïdan. Leur élaboration se fait en observation et en réponse aux esthétiques qui ont émergées sur la place Maïdan ainsi qu'aux esthétiques post-maïdan. Construites en papier, les marionnettes sont légères et portent en elles une fragilité. L'enjeu de ce travail de sculpture est de trouver un équilibre entre naturalisme et abstraction pour permettre à l'imaginaire du spectateur de compléter les personnages tout en éprouvant l'expérience historique du Maïdan.
La scénographie se compose de modules en fers à bétons. Ces éléments sont manchonnés et réagencés par les ecteurs tout au long du spectacle. Ils deviennent un système de réseautage, des barricades, un feu, des matraques, des « socles pour marionnettes », etc. De part leur lourdeur, ils rentrent en tension avec la fragilité et la légèreté des marionnettes en papier. Certains de ces éléments sont courbés ce qui apporte du relief à la structure tout en faisant écho à un mobilier urbain violemment mis à nu.
L'expérience du Maïdan proposée au spectateur est amplifiée par l'atmosphère musicale et sonore de la représentation. Par ailleurs, le son que provoque les bars de fer à béton se rapproche du son des boucliers qu'entrechoquaient les euromaïdanistes pour se donner courage. L'objectif est de rendre organique le Maïdan et de faire écho aux battements de cœur de Ania lorsqu'elle s'identifie et fait corps à la révolution.
Ania et Oreste payent-ils leur engagement de leur vie ? C'est cette question que laisse ouverte la mise en scène. Car si dans le texte original, ils reviennent de l'enfer lors du premier épilogue pour apprendre sur la place que le président est en fuite, le deuxième épilogue les y replonge aussitôt : « La Russie a envoyé des troupes en Crimée, et la Douma a adopté une loi autorisant l'invasion de l'Ukraine... » annonce le musicien Lioubomyr. Cette mise en scène rappelle que l'accès à la liberté est un travail de Sisyphe, mais que, pour reprendre la formule de Michel Corvin dans la préface de Maïdan Inferno : « Sisyphe garde espoir ».
Ce spectacle cherche à questionner et à développer l'esprit critique du spectateur en lui offrant une expérience esthétique et historique du Maïdan.
Clément Peretjatko
Maïdan ou la révolution de la dignité :
La place de l'indépendance (en ukrainien : Майдан Незалежності, Maïdan Nézalejnosti) est la place centrale de Kyiv. Elle a été baptisée ainsi en 1991 après la chute de l'Union Soviétique et l'accession de l'Ukraine à l'indépendance. Cette place a connu plusieurs noms, mais elle est aujourd'hui communément appelée le Maïdan (de l'arabo-persan : « la Place ») ou, improprement, la place Maïdan.
De part sa situation centrale, elle a régulièrement été le centre d'activités culturelles et politiques populaires après la période soviétique. En 2004, lors de la révolution orange, des milliers de manifestants y installent des tentes pendant plusieurs semaines en protestation contre la fraude électorale présidentielle : un tour supplémentaire est organisé par la Cour Suprême et l'opposant Viktoz Iouchtchenko accède au pouvoir. En novembre 2011, les manifestations organisées sur le Maïdan pour le 7ème anniversaire de la Révolution orange sont interdites par les autorités.
Sous l'impulsion de la jeunesse, des manifestations reprennent sur le Maïdan après le rejet, le 29 novembre 2013, d'un accord d'association avec l'Union européenne par le président ukrainien Ianoukovitch. D'abord culturelle et pacifique, l'occupation de la place s'envenime rapidement de répressions et de violences ce qui provoque un élan de solidarité intergénérationnel. Cette révolution, connu sous le nom de Euromaïdan ou révolution de la dignité, réunit jusqu'à un million de personnes provenant de toute l'Ukraine. Des batailles de rue s'engagent entre les manifestants et les forces de sécurités orchestrées par les Berkouts (une force paramilitaire au service du président), incluant des snipers et des tirent à balles réelles, mais également des barricades et catapultes artisanales. Cette répression sanglante se solde par des centaines de blessés et des dizaines de morts, par le basculement du pouvoir à Kyiv dans la nuit du 21 au 22 février en conséquence à la fuite du président Ianoukovitch. La révolution a pour conséquence indirecte une chute de l’extrême droite (moins de 2% lors des élections de mai 2014), celle-ci ayant été artificiellement médiatisée les années précédentes par le président destitué dans le but de se créer un opposant politique qu'il puisse contrôler. La Russie, qui vient de perdre en Ianoukovitch son influence, réagit rapidement en annexant la Crimée et en entamant une guerre hybride contre l'Ukraine dans le Dombass.
Ianoukovitch, introuvable depuis sa fuite d'Ukraine, sera condamné à treize ans de prison pour « haute trahison » le 24 janvier 2019 par contumace par un tribunal à Kyiv. Le 7 février 2019, à deux mois des élections présidentielles, le Parlement adopte à 334 voix sur 385 députés présents l'inscription dans la Constitution ukrainienne de l'aspiration irréversible du pays à adhérer à l'Union européenne et à l'Otan. Dans son discours devant le Parlement, le président Porochenko a tenu à « rappeler à tous que l'agression de la Russie a été déclenchée en février 2014, alors que l'Ukraine avait un statut d'un pays non-aligné. Et cela n'a pas aidé à nous sauver. »
Le spectacle Maïdan Inferno suit les parcours croisés de plusieurs euromaïdanistes depuis le début des violences contre eux jusqu'au début de la crise de Crimée.